Extraits du discours de Martin Malvy lors de l’inauguration du Lycée de Cazères (31) qui porte son nom

Inauguration lycée Cazères

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Vous avez sans doute perçu, Madame la Présidente, lorsque vous m’avez annoncé le nom que vous souhaitiez donner à ce lycée, les interrogations silencieuses que votre décision suscitait en moi. Il y en a une à côté de laquelle j’étais totalement passé. Je l’avoue : l’émotion qui m’a saisi, le souffle qui, quelques instants, m’a manqué, lorsque j’ai découvert cet établissement et cette bannière, dont je me demande si elle ne comporte pas, pour moi, un risque de dédoublement de la personnalité.

Votre choix était inattendu, exceptionnel, même s’il y a quelques années – vous vous en souvenez – nous avions décidé ensemble de donner le nom de Jean-Louis ETIENNE à un lycée de CAUSSADE. Jean-Louis ETIENNE est l’un des derniers explorateurs savants de la planète.

C’est un tarnais pour lequel j’ai une grande admiration. Il revenait d’une expédition de 3 mois à perspectives environnementales qui l’avait amené, en solitaire, à se laisser dériver sur la banquise, où m’avait-il expliqué, la seule rencontre envisageable était celle d’une famille d’ours blancs à la recherche d’un bon festin. Et le principal danger, celui-là écarté, de voir la glace se rompre et ses équipements, son matériel et lui-même s’abimer dans l’eau.

Je n’ai jamais risqué l’affrontement avec l’ours blanc. Pas d’avantage avec le brun des Pyrénées.

Je pensais donc à Jean-Louis ETIENNE ou à Pierre PERRET – tarn-et-garonnais dont on ne compte plus les écoles qui portent le nom, en Occitanie, et ailleurs. Mais Pierre PERRET a écrit « Ouvrez, Ouvrez la cage aux oiseaux » et « les jolies colonies de vacances ». Pas moi.

 

Oui, pendant quelques jours je me suis posé la question. Accepter ou vous dire avec regrets : « vous verrez plus tard » avec, en l’occurrence, l’inconvénient majeur du différé. Tout le monde aura compris.

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Chaque fois qu’un citoyen se demande qui fait quoi et qui est responsable de quoi, sans connaître la réponse, la démocratie recule.

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Puisqu’il s’agit de faire en sorte que les jeunes entrent de la meilleure manière dans la vie et que l’ensemble de la communauté éducative travaille dans des conditions plus confortables, les défis que vous relevez – et qui s’adressent en même temps mais d’une autre manière à l’État et aux autres collectivités – nous concernent tous et partout.

Fondations, Madame la Présidente de la Fondation Groupe Dépêche, associations diverses et de quartier, ONG.

Vous insistez souvent et à juste titre sur les mesures que vous orientez vers les familles.

C’est aussi l’affaire de tous. Les familles, si diverses, si complexes, toutes si désireuses que leurs enfants réussissent, parfois loin d’avoir les moyens de les accompagner, méritent que leur situation dans sa diversité soit comprise. Elles sont à l’origine de l’éducation.

DISRAELI disait : « De l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays ».

Les défis d’aujourd’hui diffèrent de ceux qui les ont précédés même s’ils en portent le même nom. Ils s’inscrivent dans des contextes hors du commun et dépendent de processus dont le déploiement paraît pour le moins, et en partie, nous échapper.

Ce sont en réalité de quelques sujets bien précis que dépendent fondamentalement la société que connaîtront les générations nouvelles.

Les jeunes donnent parfois le sentiment de ne pas en être conscients. Ils ont pleinement conscience et devinent que la société qui sera la leur sera par des aspects multiples différente que celle qu’ont habité leurs parents. Ne nous trompons pas. Sur certains points, ce n’est pas forcément pour leur déplaire.

À l’âge des jeunes filles et des jeunes gens qui ce matin font leurs premiers pas dans ce lycée tout neuf, nous ne savions pas ce que nous ferions dans la vie. Mais nous savions que nous ferions quelque chose. On se déplaçait plus lentement. Quelques favorisés possédaient des mobylettes ou des vélos Solex. Il y avait en France une voiture pour 20 habitants. Il y en a aujourd’hui une pour 2. On ne se posait pas la question des gaz à effet de serre. La pollution des rivières était balayée par le soleil en quelques jours. Beaucoup vivaient durement, injustement, mais il y avait du travail pour tout le monde.

Depuis 1973 et le premier choc pétrolier – ceux qui sont nés cette année-là ont aujourd’hui 47 ans. Ceux qui arrivaient au lycée en ont plus de 60 – tous n’ont entendu parler que de chômage et de crises.

Rare sont les familles qui y ont échappé, ou ne l’ont pas redouté. Et les temps qui viennent ne sont pas réjouissants.

Les esprits ont été imprégnés par ce drame permanent qui a détruit des équilibres humains et territoriaux. Ce ne sont pas les individus ou la jeunesse qui ont changé, c’est la société qui s’est transformée en profondeur et les a changés à l’usure de plus de deux générations.

« L’éducation, c’est la famille qui la donne. L’instruction, c’est l’État qui la doit » lançait Victor HUGO en 1850, dans un discours d’opposition au projet de loi Falloux, resté célèbre. Il assignait aux deux la belle mission de la promotion sociale, mettant en garde ceux qui seraient tentés de méconnaître que « qui porte son fardeau doit avoir sa part de droits. » « Une moitié de l’espèce humaine est loin de l’égalité », ajoutait HUGO. « Il faut l’y faire rentrer… ».

La moitié de l’humanité, c’était de 600 à 700 millions d’individus. La population mondiale, sous le seuil de pauvreté, ce sont aujourd’hui 2 milliards de femmes, d’hommes et d’enfants. L’INSEE en dénombre 800.000 en France, soit 11% de la population. Il insiste par ailleurs sur la progression du nombre d’enfants pauvres liée à l’augmentation des situations monoparentales.

Devant tant de richesses qui s’affichent tous les jours, tant de misères sont révoltantes.

Charles PÉGUY écrivait que « le plus beau métier du monde après celui de parents, c’est le métier de maître d’école, c’est le métier de professeur de lycée ».

Il faut mesurer le chemin parcouru depuis ces années 1880 et 1881 quand Jules FERRY fit voter les lois sur l’école instaurant la gratuité, l’obligation scolaire, la laïcité, l’enseignement pour les filles qui en étaient exclues. HUGO s’est écrié : « Les portes de la science toutes grandes ouvertes, à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté ».

C’est parce que ce chemin a été parcouru que ce qui reste à parcourir est atteignable.

Quand en 1986 Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, au constat que seulement 30% d’une classe d’âge parvenait au niveau du baccalauréat fixa l’objectif à 80%, le pari fut jugé insensé. Il est dépassé. Et pourtant il demeure trop de parcours interrompus, de décrocheurs, quelques 100.000 par année que l’on oublie étrangement dans les statistiques et les discours. Quant à la situation dans l’enseignement supérieur, elle n’évolue guère en maintenant un pourcentage d’étudiants inversement proportionnel à l’importance que représente leur famille dans le champ social. 12% d’étudiants issus de la classe ouvrière. Elle comporte 25% de la population. 35% proviennent de 18% des familles françaises. Ce n’est pas à ceux-là qu’il faut en faire grief, mais à un système qui ne parvient pas à plus d’équité.

Compte-tenu de l’évolution du baccalauréat, lui-même, c’est un élément aggravant des inégalités et des frustrations.

Gisèle HALIMI qui vient de disparaître – et qui fut l’un des défenseurs les plus écoutés de la cause féminine – fille d’un couple de tunisiens modestes et traditionnalistes racontait qu’à dix ans elle avait fait la grève de la faim pour affirmer son droit à la connaissance. Et elle expliquait « j’ai bricolé mon éducation avec les moyens dont je disposais ». Il y aura toujours des Gisèle HALIMI qui s’imposeront et toujours des jeunes des milieux les plus favorisés qui échoueront.

Le rôle de la société, c’est de tous les enrôler.

Le Président d’un grand groupe industriel que je quittais après un rendez-vous à la Région il y a quelques années en lui disant que j’allais inaugurer un CFA, me répondit « dites-leur que j’ai commencé avec un CAP et que je suis trois fois ingénieur ».

Il y a quelques jours, Madame la Présidente, vous rappeliez que grâce à l’engagement régional, la rentrée dans les lycées sera pour les familles, en Occitanie, la moins chère de France. Lorsque nous avons instauré la gratuité de l’ordinateur portable – initiative à laquelle vous aviez participé et que vous avez améliorée – je me souviens d’être allé voir discrètement comment se passait leur distribution dans un lycée de Toulouse. Je m’étais placé un peu à l’écart de la file mais suffisamment près pour voir et éventuellement entendre. Devant moi, une femme, sans doute d’origine étrangère et sa fille. Elle se tourna vers elle et lui remis l’ordinateur avec ces mots : « je n’aurais jamais pensé pouvoir t’offrir cela ». Elle pleurait.

Victor SCHOELCHER était contemporain de HUGO. Il a mis fin à l’esclavage, dont certains défendaient qu’il était l’une des pièces maîtresses de l’économie.

L’histoire de l’école est celle d’affrontements dont on a trop oublié ce qu’ils furent en violence et dans le temps.

Les défis d’exception ne peuvent être gagnés que si un vaste mouvement se crée.

L’excès des inégalités n’est pas une fatalité.

Dans un monde ouvert, instantanément médiatisé et à l’affût des images, elles prennent une dimension agressive et provocatrice qui les rend plus inacceptables encore à ceux qui en sont les victimes, et à la cohésion de la société. La montée des océans et la fonte des glaciers ne s’inscrivent pas non plus dans une aventure écrite d’avance. Ce sont les jeunes qui sont les plus sensibles aux atteintes de l’environnement. Quand fond le Groenland, que la chaîne alimentaire enserre des microparticules de plastique et que brûle l’Amazonie, ils savent ce que cela signifie pour eux. Ils ont entrepris, ils y parviendront j’en suis convaincu, à un moment ou à un autre, à enclencher le mouvement qui ramènera à la raison les monstres – il n’y a pas d’autre terme – qui confondent une planète en feu avec un spectacle à la Metro-Goldwyn-Mayer.

Les jeunes doivent savoir la dureté de la vie. Et ce qu’elle a de merveilleux.

Mais dans ce nouveau monde qui nous attend, comme l’ancien le fut pour ceux qui nous ont précédés, il ne suffit pas de dresser le constat. Il faut en déduire le nécessaire combat et une idéologie retrouvée. C’est à ce prix que la société qu’ils connaîtront préservera sa cohérence. Nous avons souvent été dans l’histoire présents à des carrefours où elle se faisait et défaisait, mais jamais les défis n’ont eu l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui. Sans frontières et pourtant si dépendants des autres. Il s’agit pour les femmes et les hommes des prochaines décennies de la planète et de ses saisons et du monde dans ses révoltes. La pandémie qui inonde la planète s’inscrit-elle parmi ces défis du millénaire, abominablement destructeurs ? Ou comme le virus de la grippe espagnole, le coronavirus disparaîtra-t-il en quelques années ?

Nous souhaitons tous, Madame le Proviseur, que cette rentrée se déroule le mieux possible pour l’ensemble de la communauté éducative dont nous imaginons et partageons les inquiétudes et le malaise.

Défi lancé par les inégalités, des atteintes à la liberté, parfois les nouveaux moyens de communication, qui ne peuvent, au nom de la liberté, véhiculer des messages qu’ils savent, manipulés et attentatoires à la liberté, défi lancé par l’aggravation de la détérioration de l’environnement.

Madame la Présidente, sans doute, mais ce n’est pas nouveau, ai-je été trop long. Mais vous en avez pris le risque. Je ne suis pas sorti du sujet du jour. Inaugurer un  lycée, davantage encore quand il porte votre nom, c’est-à-dire aux jeunes, avec l’expérience de l’ancienneté, c’est-à-dire les souvenirs d’une époque révolue et la confrontation aux mutations intervenues, que le monde qui les attend est sans doute aride mais que tous les espoirs sont permis.

Dans l’histoire de l’humanité, les hommes ont toujours surmonté les mutations, les révolutions techniques, industrielles, sociales, institutionnelles pour entrer dans un monde nouveau. Et même quand la traversée a été noire, à la fin, cela a toujours débouché sur la lumière.

« L’Histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements » – déclarait JAURÈS en 1903 devant les lycéens d’Albi. Plus d’un siècle plus tard, il faut toujours écouter Jean JAURÈS car son message est aussi la justification de l’effort et, en fin de compte, celui de la confiance dans l’avenir.

L’essentiel, c’est d’en prendre conscience.